Giorgio AGAMBEN | GÊNES 2001



À Gênes, on a vu comment on peut élever des grilles et des portails, et transformer le tissu urbain vivant en un espace mort qui rappelle celui des villes pestiférées et des camps de concentration.

Giorgio Agamben
Genova e la peste [Gênes et la peste]
Il Manifesto | 2001

La première question à se poser à propos de ce qui vient d'arriver à Gênes*, c'est :  Pourquoi les leaders des États les plus riches et les plus puissants ont-ils choisis de tenir leur réunion si contestée, non pas dans un lieu isolé - un château ou une de ces grandes demeures en pleine campagne qui ne sont pas bien difficiles à trouver en Europe -, mais dans une ville antique et populeuse, où les problèmes d'ordre et de sécurité étaient si importants qu'ils réclamaient la mise en place de moyens et de forces qui allaient nécessairement troubler la paix des habitants et impliquer des risques en tout genre ? Pourquoi placer inutilement une grande ville en état de siège ? Pourquoi ce gaspillage d'énergie et d'argent ? Pourquoi, enfin, avoir créé les conditions dans lesquelles des vies humaines risquaient d'être sacrifiées ?


Je ne vois qu'une réponse possible : il s'agissait encore une fois de mettre à l'épreuve les nouvelles formes de domination mondiale et les nouveaux dispositifs qui sont en train de transformer radicalement et sous nos propres yeux ce que nous avons jusqu'ici appelé " politique " et " démocratie ". Pendant la guerre du Golfe et pendant la récente guerre de l'OTAN contre la Serbie, il s'agissait de vérifier jusqu'à quel point le nouveau pouvoir mondial était capable de bouleverser les règles du droit international, transformant une guerre extérieure en une opération de police ; aujourd'hui, il s'agit de vérifier jusqu'à quel point il est possible de transformer et de renverser les règles du droit intérieur et les principes fondamentaux de la vie dans une société démocratique. On ne comprend pas ce qui vient d'arriver à Gênes si on n'observe pas qu'exactement, comme au moment de la guerre contre la Serbie, l'Italie a été entraînée dans une guerre sans que les procédures prévues par la Constitution et par le droit international soient respectées, qu'une ville entière a été mise en état de siège et que les droits fondamentaux des habitants - et des citoyens italiens et européens en général -, ont été gravement limités, sans que l'état d'urgence soit décrété, ce qui aurait pu légitimer, sans toutefois justifier, mais passons, ces limitations.

L'enjeu de ces " expérimentations de pouvoir " est d'autant plus vital qu'il ne s'agissait pas seulement d'éprouver de nouvelles règles et de nouveaux dispositifs, mais avant tout de construire le nouveau modèle d'espace urbain et social dans lequel ces règles et ces dispositifs doivent jouer leur rôle. Il fallait donc transformer ce qui apparaît le plus difficilement contrôlable - le tissu urbain d'une antique ville européenne (et la ville de Gênes, avec ses ruelles étroites et son centre historique n'a pas été choisie au hasard) - en une zone de contrôle absolu, selon un modèle qui n'est pas tant le modèle juridique de l'état de siège, mais plutôt celui d'une ville médiévale touchée par la peste, divisée en zones de sécurité graduelles, parmi lesquelles certaines, où le contrôle est réduit à la portion congrue, sont abandonnées à la contagion et d'autres sont toujours plus étanches, isolées et protégées. Une fois de plus, l'analogie entre l'organisation de l'espace géopolitique extérieur et l'articulation de l'espace social intérieur fonctionne à merveille. Exactement comme le monde a pu être divisé par les stratèges au pouvoir en différentes zones de turbulence graduelles - au centre, on trouve la zone de sécurité absolue où aucune guerre d'aucun type n'est possible ; autour de ce centre, il y a les zones tampons où les désordres peuvent se dérouler jusqu'à une certaine limite ; et enfin, après ces zones tampons, on arrive dans les " terres de personne " où tout, absolument tout peut arriver -, les antiques villes européennes, tout comme les métropoles américaines, sont désormais divisées en aires de couleurs diverses et selon des échelles de contrôle qui reproduisent dans leur structure l'articulation nouvelle du pouvoir mondial.

À Gênes, on a vu comment on peut élever des grilles et des portails, et transformer le tissu urbain vivant en un espace mort qui rappelle celui des villes pestiférées et des camps de concentration. " Voilà la ville, voilà le monde dans lequel nous allons vous faire vivre, dans lequel, même si vous ne vous en êtes pas encore rendus compte, vous vivez déjà " : c'est celui-là, le message qu'à Gênes, le pouvoir a lancé à l'humanité. C'est à l'humanité de l'entendre, ce message, c'est à nous de réussir à penser les réponses à lui apporter. Nous devons réagir à ce qui est peut-être, après le projet nazi d'un nouvel ordre mondial, le plan le plus invivable et fou qu'un pouvoir ait jamais imaginé pour ses sujets.

Giorgio Agamben
Genova e la peste [Gênes et la peste]
Il Manifesto | 2001
Photo : Tano D'Amico

(*) Les 20 et 21 juillet 2001 s'est tenu à Gênes en Italie le 27e sommet du G8. L’assassinat par balles du jeune Carlo Giuliani par un policier, au cours de la journée d’action directe du 20 juillet, et l’assaut de la police contre l’Ecole Diaz furent les épisodes les plus douloureux de mobilisations marquées par une répression acharnée. Il s'agit selon Amnesty International de « la plus grave atteinte aux droits démocratiques dans un pays occidental depuis la fin de la seconde guerre mondiale. »

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