Monument | Evénement




Jean-Pierre GARNIER
Du monument comme « événement »

Revue, L'Homme et la société | 2002

Il fut un temps où les monuments étaient édifiés pour commémorer un passé glorieux, fût-il le plus souvent douloureux, ou prophétiser un avenir exaltant voire, comme on l'a fait croire au début du siècle dernier, radieux. Édifîcation à prendre dans sa double acception, donc, puisque construire de tels objets visait, pour les puissants, à instruire les sujets de ces choses célestes ou terrestres susceptibles d'élever leur esprit, de le porter à la piété, à la vertu ou à l'engagement bref, à l'oubli de soi au profit de nobles idéaux.


Ce temps-là était aussi celui où l'histoire semblait avoir un sens, c'est-à-dire une direction et une signification. Pendant des siècles, on l'avait crue cyclique, régie par la volonté divine, avant qu'elle n'en vienne, sécularisation et modernisation aidant, à prendre un cours linéaire. Le présent y apparaissait comme un moment à passer, bon ou mauvais, entre le souvenir des temps de bonheur ou de deuil, et l'espoir de jours meilleurs. Pour les esprits conservateurs, la perception dont il faisait l'objet dépendait surtout de son ancrage dans la continuité d'une tradition. Pour les progressistes, il était vécu en fonction des promesses qu'ils y décelaient d'un monde différent, voire radicalement autre. Avec, dans ce dernier cas, l'émancipation du genre humain pour horizon. Mais on sait, à force de nous le rabâcher, que l'Histoire a pris fin depuis la chute du mur de Berlin. Du moins, une certaine histoire dont les acteurs pouvaient changer le cours, faite de conflits ente oppresseurs et opprimés, de confrontations entre visions du monde et manières de concevoir la vie en société, de luttes, quelquefois acharnées, pour les faire aboutir. A cette « histoire pleine de bruit et fureur », mais de surprises aussi, qui signifiait quelque chose pour peu qu'on veuille agir pour peser sur son déroulement aurait succédé l'histoire sans fin, donc sans terme ni finalité, d'un capitalisme postulé pérenne. D'un côte, l'avenir n'est plus envisagé que comme l'infinie prolongation de,ce qui est, en y incluant bien sûr, les transformations multiples – baptisées « mutations » quand ce n'est pas « révolutions » - sans lesquelles le vieux monde ne pourrait perdurer. De l'autre, le passé, figé dans une remémoration muséifiée, ne sert plus que de refuge pour faire oublier cette absence de futur.

Qui s'étonnera, dès lors, que le présent occupe maintenant toute la place ? Qu'il devienne, pour ainsi dire, omniprésent ? Avec l'essor des « nouvelles technologies de la communication », il a acquis un nouveau nom : le « temps réel ». Une appellation paradoxale, au premier abord, puisqu'elle coïncide avec l'avènement du « virtuel ». Elle résume, en tout cas, fort bien ce qui doit seul compter, dorénavant: l'immédiateté, l'instantanéité. Pour rendre compte de cette installation forcée des individus dans ce « présent perpétuel sans passé ni avenir » dont George Orwell avait pressenti l'avènement au milieu du siècle dernier, le philosophe Pierre-André Taguieff propose un concept: le « présentisme »1.

A ce néologisme, il en associe un autre, le « mouvementisme », pour désigner le culte envahissant du mouvement pour le mouvement, corollaire inévitable de cet enfermement de nos contemporains dans le temps présent. Au devenir de l'histoire, avec ses aléas tumultueux, il faut bien que se substitue une effervescence de surface. A partir du moment, en effet, où le très court terme tient lieu d'horizon d'attente, il est logique que la « mobilité » soit érigée en impératif catégorique et le « changement » valorisé pour lui-même, sans que l'on cherche à savoir où tout cela mène. L'impératif qui en découle est bien connu, seriné depuis plus de deux décennies sans discontinuer: « suivre le rythme », « bouger », « s'adapter », sous peine d'être largué dans le no man's land - à vrai dire, déjà très peuplé – de l' « exclusion ».


On se doute, dans ces conditions, que la permanence et la fixité attachées à l'idée de monument aient perdu beaucoup de leur valeur, aussi bien dans les esprits que dans les coeurs. Le « monument-message » qui fait signe à la postérité, pour reprendre une catégorisation forgée par Régis Debray [Trace, forme ou message ?2, n'a de sens que si l'histoire en est elle-même pourvue. Autant dire que le nouvel espace-temps où les humains, en général, et les citadins, en particulier, sont appelés, pou ne pas dire sommés, à se mouvoir - terme à prendre ici dans son acception la plus littérale - oblige à reconsidérer le rôle de la monumentalité dans la civilisation urbaine contemporaine. Or, tout se passe comme si l'incapacité à imaginer un avenir différent, depuis l'évanouissement du rêve progressiste, conduisait à monumentaliser un éternel présent, manière parmi d'autres de le réenchanter, une fois les lendemains qui chantent définitivement congédiés. Les « grands projets » architecturaux ne serviraient-ils plus, dès lors, que d'ersatz aux défunts projets de société ?


La production de l'insignifiant

On a du mal à suivre Régis Debray qui, au tournant du siècle, envisageait une « renaissance » possible des monuments en tant que porteurs de « messages intentionnels » destinés aux générations futures. Il partait de l'hypothèse selon laquelle « l'écrasement des longues durées par l'instant n'est sans doute pas viable, sur le long terme 3 ». « Pas viable » pour qui, est-on en droit de se demander ? A en juger par les palinodies auxquelles donne lieu la thématique du « développement (capitaliste) durable » dans les cercles dirigeants de la planète, l'humanité risque bien de connaître la fin de son histoire sans même avoir eu le temps de se repositionner dans le long terme. Le slogan marqué en grosses lettres sur la bâche qui recouvrait la façade du Centre Georges Pompidou, pendant les travaux de réfection du bâtiment au cours des années 2000-2001, résumait on ne peut mieux le rapport à l'histoire et... à la politique propre à l'époque : « Liberté, égalité, ponctualité ». Est-il besoin de préciser que la société Swatch était à l'origine de ce détournement ? On doit au sociologue Henri Lefebvre d'avoir, l'un des premiers, entrevu à quelles régressions pouvait conduire un enlisement dans ce présent sans après, mixte insipide de routine, de banalité et de conformité né de la modernité capitaliste. Pour le désigner, il avait élaboré un concept: la « quotidienneté ». Mais, de nos jours, la critique de la vie quotidienne a perdu toute nécessité. Car si Henri Lefebvre avait tenu à l'inaugurer, c'était au regard de ce qui, à ses yeux devait permettre aux humains de s'en extraire: « l'utopie ». A savoir, la projection dans un au-delà pour dépasser en théorie et en pratique un détestable déjà là. Or, il semble bien, de nos jours, avec la mort supposée des utopies sociales, que la quotidienneté borne définitivement l'horizon. Dans ce temps qui passe où plus rien d'historiquement important n'est censé devoir se passer, il faut bien cependant faire apparaître quelque chose qui vienne en rompre, à défaut de l'interrompre, le morne déroulement. Une rupture qui ne prendra plus d'ailleurs d'une irruption inopinée, mais qui fera désormais, comme le reste de l'activité sociale, l'objet d'une programmation. Pour ce faire, on créera des « événements ». On qualifiait jadis d'événements les surgissements inattendus de négativité susceptibles de bouleverser l'état des choses existant. Or, à partir du moment où l'histoire ne risque plus de faire des siennes, avec ses coups de théâtres et ses renversements, il faut bien meubler le vide laissé par son évanouissement. C'est pourquoi tout et n'importe quoi peut devenir « événement » : une rencontre de football « à risques », le retour à la scène d'une vieille « gloire » du théâtre ou de la chanson, l'énième festival de Cannes ou salon de l'auto, la Fête de la musique, les « opérations » - terme qui en dit long sur le caractère prétendument « ludique » de ce qu'il désigne - Paris-Plage ou Nuit Blanche pour faire de Paris, selon son maire, « une ville qui rassemble »4... Et, pourquoi pas, l'inauguration à grand spectacle d'un nouveau bâtiment ou la transfiguration momentanée d'un édifice déjà construit, ancien de préférence, par le biais d'un « détournement » de son usage ou de son image, dont on ne manquera pas de signaler le caractère « iconoclaste » ou « subversif ». Car, pour surnager dans le flot d'images nées de l'« accélération du flux d'informations » et la « virtualisation des références », observe Régis Debray 5, le monument doit parfois devenir à son tour partie intégrante de cette fluidification généralisée du réel, grâce à des artefacts et des artifices qui lui feront perdre momentanément de sa lourdeur et de son immobilité. Le plasticien Christo avait donné le coup d'envoi avec ses « emballages » largement médiatisés de monuments consacrés. En couvrant de toile le Pont-Neuf, le Colisée ou le Reichstag, par exemple, il créait, parmi des habitants blasés qui ne les regardaient plus à force de les avoir trop vus, un double effet de surprise. Une première fois, en recouvrant ces monuments pour en « révéler » les formes, passées jusque-là inaperçues; une seconde fois, en les découvrant pour les faire « redécouvrir » avec un « oeil neuf ».

Comme il est de coutume en pareilles circonstances, le mode d'emploi était fourni par la « critique ». Emballée à son tour par ces « interventions » sur le patrimoine, elle trouvait matière à de savantes élucubrations pour les enrober de sérieux. Un emballage supplémentaire ! Quant aux passants que ces habillages et déshabillages monumentaux laissaient, malgré tout, sceptiques, ils n'avaient tout simplement pas saisi la logique profonde qui préside à ces transformations à vue, de plus en plus fréquentes de l'espace urbain : agrémenter leur quotidien en soumettant leur environnement à un renouvellement permanent dont les incongruités constitueront autant d'
« événements ».

Il faut dire que les progrès techniques accomplis depuis lors, en matière d'électronique notamment, ont fortement aidé les alchimistes des temps postmodemes à convertir en or le vil plomb d'une « civilisation urbaine » de plus en plus étroitement prise en sandwich entre le publicitaire et le sécuritaire. Ainsi, des illuminations aussi ingénieuses que sophistiquées ont été mises au point pour monumentaliser la ville à tout va et la transfigurer au rythme du calendrier des célébrations officielles. Durant les quelques heures d'une « nuit blanche » orchestrée par les festivocrates de la mairie de Paris, l'une des tours de la Bibliothèque François Mitterrand, en lesquelles on a du mal à déceler, malgré le souhait de leur concepteur, l'architecte Dominique Perrault, l'image de « livres ouverts », s'est vue ainsi transformée sur l'une de ses façades en un immense écran interactif où l'image était, comme il fallait s'y attendre, « changeable à volonté ».

On aura compris qu'il ne s'agit plus aujourd'hui de « changer la ville pour changer la vie », ainsi qu'en rêvèrent les architectes constructivistes au lendemain de la Révolution russe, et, après eux, les surréalistes puis les situationnistes. Certes, ce slogan continue de faire fureur parmi les préposés aux réjouissances urbaines qui invitent rituellement le bon peuple à « s'emparer » de quelques lieux choisis pour se les « réapproprier », alors qu'y résider est, pour la majorité, devenu hors de prix. Mais ce que l'on cherche, en réalité, à changer par tous les moyens et de façon de plus en plus répétée, c'est l'image de la ville pour faire oublier jusqu'à l'idée même que la vie, et donc la société, puissent et doivent être effectivement changées.

Au vu de la plupart des unes de la presse de marché, l'« événement » censé constituer l'« actualité » est à l'événement historique ce que les « manifestations » festives organisées par les pouvoirs en place sont aux manifestations de protestation populaire réprimées par ces mêmes pouvoirs. Technoparade à Paris, Festival des Allumés à Nantes, Fête des Lumières à Lyon... Loin de perturber le déroulement d'un emploi du temps normalisé, ces
liesses planifiées par les autorités le jalonnent d'intermèdes distractifs destinés à le faire mieux supporter. De même, certains des édifices bâtis à grands frais qui ponctuent l'espace des villes de leur présence physique imposante et, si possible, étonnante, auront-ils pour fonction symbolique, bien que ce ne soit pas, comme on le verra, la seule, de faire oublier, par leur statut d'exception esthétique, la règle d'une urbanisation sans qualité.

« Le rôle dévolu aux masses », rappelait ironiquement Noam Chomski, citant les propos d'un politologue nord-américain du parti républicain, « doit être celui de spectateurs intéressés devant ce qui se passe et pas celui de « participants 6. » Les « événements » programmés à leur intention sont toujours dérisoires, à l'image de ce qu'il s'agit, par leur biais, de promouvoir: publicité tapageuse pour les marchands, propagande insidieuse pour les pouvoirs. Comment pourraient-ils « faire date », de toute façon, alors que leur succession même, qui s'est accélérée au cours des années récentes, les voue à la banalisation. Sur une scène urbaine désertée par l'histoire, où les citadins ont renoncé à se comporter en acteurs, il s'agit, en somme, de faire surgir du neuf ou plutôt des nouveautés censées les inciter à sortir de leur torpeur, alors qu'elles ne font que les confirmer dans le statut qui est désormais le leur, celui de consommateurs-spectateurs. C'est-à-dire, finalement, de touristes.

Peu après mai 68, dernier événement digne de ce nom survenu dans l'hexagone, un slogan fit son apparition sur les murs et les ondes déjà normalisées : « Il se passe toujours quelque chose aux Galeries Lafayette ». En fait, il ne se passait rien de différent de ce qu'on pouvait observer dans tous les lieux où la marchandise avait rétabli son règne : trois jours de « soldes monstres » par-ci, une semaine commerciale « à thème » par-là, le lancement d'une nouvelle mode ou d'un nouveau produit ailleurs... Le tout, bien sûr, avec « animation » à la clef. Ce qui, paradoxalement, fit, seul, figure d'événement, fut, précisément, ce slogan. A Berlin, le consortium des Galeries Lafayette fera appel au talent de Jean Nouvel pour édifier un grand magasin. Cette fois-ci, ce qui « se passe » aux Galeries Lafayette a pour seule particularité de se passer dans un immeuble conçu par une « pointure » de l'architecture internationale. Là réside l'« événement ».

Le monument comme adjuvant

Un spectre hante de nos jours l'establishment politique, médiatique et intellectuel : non plus l' « explosion » sociale mais l' « implosion ». Certains sociologues parlent de « désagrégation », de « déliaison » et, les plus pédants, de « disjonction ». Autant de façons de ne pas avoir à diagnostiquer une pure et simple décomposition. Toujours est-il qu'une obsession taraude les instances dirigeantes : préserver la « cohésion sociale », réveiller le désir du « vivre ensemble ». Où trouver la formule magique qui permettra aux citoyens de s'émouvoir à nouveau de concert, où puiser le carburant susceptible de « redynamiser le consensus » ?

L'une des réponses possibles réside dans tout ce qui fait figure d' « événement », et qui peut donc être l'occasion d'une mobilisation voire d'une communion de masse, qu'il s'agisse d'un fait divers (mort de la « princesse » Diana), ou d'un phénomène naturel (éclipse). Non sans risque de confusion : ce que le-dit événement provoque peut, en effet, finir par faire passer à l'arrière-plan ce qui l'a provoqué, et qui, tout bien pesé, s'avérait sans importance aucune. Mais, n'est-ce pas là le but précisément recherché ?

Encore ne s'agit-il là que de phénomènes incontrôlables dans leur occurrence, d'opportunités à saisir qui auraient pu tout aussi bien ne pas se présenter. Or, si, comme aimait à le répéter un Président du conseil de la IV" République, « gouverner, c'est choisir », mieux vaut sélectionner des événements que l'on peut planifier, préparer, organiser, modeler, « formater » longtemps à l'avance, comme disent les médiacrates, particulièrement impliqués dans cette exaltante besogne. Pour donner aux foules l'illusion que quelque chose « arrive », alors qu'elles n'attendent plus rien du futur, sinon le pire, rien de mieux, donc, que la fabrication de toutes pièces d' « événements ». Autant dire que ceux-ci ne peuvent plus se produire : ils sont produits. Là réside l'indéniable nouveauté de la période qui est la nôtre. Et, comme tout peut faire affaire en la matière, l'architecture est amplement mise à contribution. De fait, on n'a jamais construit autant de bâtiments à vocation monumentale. Mais, leur rôle n'est plus de rappeler... ou d'appeler un quelconque événement historique puisque leur seule édification suffit, justement, à faire événement, à en tenir lieu, expression à prendre avec toutes ses connotations spatiales.

Architecturer le temps présent

Fabriquer de l'« événement » sous la forme d'une construction telle est la destination principale de la monumentalité postmoderne, c'est-à-dire « posthistorique ». Et cela, doublement : d'une part, en tant que projet; de l'autre, en tant que produit Ce qui ne signifie pas que l' « événement » produit soit toujours à la hauteur de l' « événement » projeté. L'intention d'édifier certains bâtiments peut, tout d'abord, constituer, à elle seule, un « événement ». Pour peu qu'elle bénéficie du traitement médiatique approprié, la nouvelle provoquera parmi les citadins de la ville concernée et même parfois au-delà une surprise mêlée d'admiration qui attestera l'importance de ce qui est annoncé. Souvenons-nous, à titre d'exemple, des sons de trompe qui accueillirent la décision prise par François Mitterrand, peu après son arrivée à l'Élysée, de faire dresser un nouvel opéra sur la place de la Bastille. Par l'emplacement choisi, on devinait l'intention du nouveau monarque républicain d'inscrire son règne dans la continuité de la légende révolutionnaire parisienne. Hypothèse que s'était chargé de valider son ministre de la Culture. Jack Lang avait cru bon, en effet de qualifier de « populaire » ce futur haut lieu de la musique, en hommage au « peuple de gauche » victorieux, avant que les vrais vainqueurs du « 10 mai » ne jettent celui-ci aux oubliettes de la mémoire. Une fois l'édifice achevé, son inauguration passa presque inaperçue. Elle fut, en effet, noyée dans les fastes organisés pour célébrer un autre pseudo-événement: la venue d'une brochette de chefs d'État « occidentaux »invités à Paris dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution. De toute manière, l'ouverture au public de l'Opéra Bastille, comme on l'appellera par la suite, aurait pu difficilement, sauf pour les mélomanes, être perçue comme un « événement », tant sautait aux yeux la clinquante nullité d'un bâtiment qui aurait eu sa place à la Défense pour accueillir le siège social d'une firme ou d'une banque.

Mais il arrive aussi qu'une fois construit, c'est-à-dire passé du stade de projet à celui de produit, un bâtiment vienne pour la seconde fois à constituer un « événement ». Autrement dit, que son apparition réelle, et non plus seulement virtuelle, dans le paysage urbain soit saluée comme telle. Et même, pour les plus « réussis », que leur impact « événementiel » perdure des mois voire des années après son inauguration. Tel est le cas, par exemple, du musée Guggenheim de Bilbao, implanté, pour ne pas dire parachuté, pour redorer le blason passablement terni d'une agglomération et, au-delà, d'une région sinistrées par la désindustrialisation. Conçu par Frank Gehry, un architecte appelé des États-Unis pour le compte d'une fondation du même pays, cet édifice est parvenu à lui seul à rendre attrayante une métropole jusque-là peu attirante. Certes, le déploiement protéiforme des volumes tend à éclipser quelque peu les oeuvres présentées à l'intérieur. « Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ! », écrivait Alfred de Musset. Le propre du monument comme « événement » est, à l'inverse, que le flacon - fût-il vide – suffit à procurer l'ivresse.

Quel fut le premier « événement » monumental, au sens ainsi défini, survenu à Paris ? Un nom vient tout de suite à l'esprit: Beaubourg. À tort, toutefois. Né au tournant des années soixante-soixante-dix, soit en pleine tourmente « contestataire », le Centre national d'art et de culture, qui ne s'appelait pas encore George Pompidou, était porteur d'un message. L' « être suprême » auquel cette construction était dédiée n'était évidemment plus la France, la Nation, ni même la République, entités majuscules fortement malmenées en ces moments troublés, mais la Modernité culturelle, voire l'Avant-Gardisme esthétique. Indissociable de la conception futuro-centrée de l'évolution de l'humanité qui prévalait encore, ce nouveau monument demeurait donc résolument ancré dans une perspective historique.

Étrange, l'édifice dessiné par Renzo Piano et Richard Rogers l'était assurément aux yeux des contemporains, et cela d'autant plus qu'il avait trouvé place dans un quartier ancien auquel sa structure et sa texture semblaient complètement étrangères. Mais cette étrangeté ne constituait pas un but en elle-même. L' « audace » dont témoignait le bâtiment, dans les techniques constructives et la programmation comme dans ses formes, exprimait une volonté de rupture radicale avec la tradition muséale, rupture annonciatrice d'une nouvelle approche de la création artistique en même temps que d'une nouvelle relation du public aux oeuvres. Un « pari sur le futur », titra - significativement - une revue d'architecture. Sans doute Beaubourg constitua-t-il un événement dans l'histoire de l'architecture internationale ou dans l'histoire urbaine de la capitale, mais sa présence n'était pas - ou du moins pas encore - destinée à faire office d'événement au regard de l'Histoire tout court.

On pourrait dire à peu près la même chose de la reconversion de la gare d'Orsay en musée, opération typique d'un septennat, celui du président Giscard d'Estaing, résolument placé sous le signe de la « mode rétro ». La « crise » - la restructuration du capitalisme - faisait alors sentir ses premiers effets délétères. Face à un avenir devenu incertain voire inquiétant, la nostalgie avait le vent en poupe. Néanmoins, l'histoire avait encore un sens. Comme le laissait entendre le terme de « mode » appliqué au « rétro », le retour au passé était vécu comme une manière passagère de calmer les esprits anxieux en attendant le redémarrage du « progrès », victime, croyait-on, d'une « panne » momentanée. Sans doute ses « dégâts » avaient-ils commencé à susciter de multiples critiques, sous l'influence croissante des courants écologistes. Il n'en reste pas moins que l'on comptait quand même sur lui pour y répondre grâce à l'invention de « nouvelles technologies », « alternatives », comme on les baptisait déjà.

En attendant, l'idéologie du patrimoine s'empara de tout ce qui tombait à sa portée, faisant de l'hexagone un immense « lieu de mémoire », passablement sélective, comme il se doit. Dans la vieille gare d'Orsay, rénovée et réaffectée pour accueillir l'art du 20e siècle tardif, contenant et contenu seront à l'unisson, pris dans un même processus de muséification qui entraînera par la suite dans son sillage, sous l'égide de l'historienne Madeleine Reberioux, jusqu'au « mouvement ouvrier », lorsque la gauche officielle accédera aux responsabilités. Or, c'est précisément à ce moment-là que s'opérera, en France, le basculement du monument-message au monument-événement.

Le monument comme paravent

La peur de disparaître sans laisser de trace a souvent hanté les Princes. Leur règne eût-il été des plus médiocres, il leur a tout de même fallu laisser une preuve indélébile de leur passage sur terre. Et quoi de plus facile pour eux, pour ne pas courir le risque de sombrer dans l'oubli, que de faire ériger, en plus de leurs statues, quelque bâtiment à vocation de monument ? Car ce souci des gouvernants de pérenniser dans la pierre une gloire qu'ils ne voulaient pas éphémère n'a évidemment pas disparu avec l'avènement des régimes dits « démocratiques ».

Ainsi en alla-t-il du règne de François Mitterrand qui ne laissera probablement d'autre souvenir que d'avoir mis fin à la fameuse « exception française », celle d'un pays où l'histoire avait encore pour horizon, aux yeux d'une partie de son peuple, l'émancipation. Aussi ce Président paré du qualificatif quelque peu abusif de « socialiste » entreprit-il de « griffer le temps », pour reprendre la formulation servile de l'un de ses courtisans à propos des « grands travaux », en laissant sa marque dans l'espace parisien. Le « Grand Louvre », la « Grande Arche », la « Très Grande Bibliothèque »... Autant de monuments censés témoigner de la grandeur du monarque, mais qui n'ont jamais joué, par-delà leur fonction utilitaire, que le rôle symbolique désormais imparti au monumental : combler le vide d'un éternel présent où rien d'essentiel ne peut plus arriver.

La place manque, évidemment, pour passer en revue les legs monumentaux du mitterrandisme. D'autres l'ont fait, avec, il est vrai, d'autres préoccupations. Tenons-nous en, parce qu'il s'agit là d'un cas extrême, à la bien mal nommée Grande Arche de la Défense. « Que célèbre-t-on là, sous cet arc de triomphe ? », se demandait ingénument une critique d'architecture 7 ? L'auteur du projet, Otto von Spreckelsen, avait cru voir dans ce cube blanc évidé qui n'existait encore qu'à l'état de dessin « une porte ouverte sur un avenir imprévisible 8». Mais pour l'architecte danois, imprégné de spiritualité protestante, cette imprévisibilité renvoyait à la relation intemporelle de l'Homme avec la Divinité. Une vision que rendra caduque l'abandon par le gouvernement - passé à droite entre-temps - du projet initial de Carrefour de la communication au profit - c'est le cas de le dire ! - d'un énième programme de bureaux. Pour savoir à quelles célébrations peut aujourd'hui servir ce qu'un journaliste appela, à la veille de son inauguration, « L'Arche triomphale », il suffit de rapporter cet édifice impressionnant qui fascine tant de touristes à ce qui les laisse, en général, indifférents : les activités qu'il abrite. On s'apercevra alors que la « Grande Arche » se révèle être un édifice hautement emblématique. Au sommet, le plateau céleste de la Fondation des droits de l'homme, réceptacle des principes élevés et des idéaux éthérés. Pour le soutenir, deux énormes piliers qui révèlent parfaitement l'assise sur laquelle repose, en réalité, cette construction idéologique qu'est le « droidelomisme ». D'un côté, un ministère, celui de l'Equipement. De l'autre, un paquet de sièges sociaux d'entreprises privées. On aura compris ce que célèbre la « Grande Arche » 9 : les noces de l'humanisme retrouvé avec l'État et le Capital. Et, en guise de dames d'honneur architecturales, les quartiers généraux des alentours où siègent les états-majors des multinationales. Alors que le chantier était sur le point de s'achever, on pouvait lire en gros titre, dans un encart publicitaire à la gloire des « investisseurs » (Axa et la Caisse des Dépôts) qui avaient financé l'opération : « Un Monument au service des entreprises ». Il ne faudrait pas, en effet, sous-estimer l'effet « vitrine » recherché par les puissances privées au travers de ce que Régis Debray dénomme le « monument-forme ». Sans doute n'a-t-il plus pour fonction de « transmettre ce qui doit rester », mais de « communiquer dans le moment même 10 ».


Cependant, contrairement à ce que laisse entendre le philosophe qui se dit « médiologue », cette monumentalité ne saurait, sous prétexte qu'elle n'est plus porteuse de message, être considérée comme silencieuse. Si elle en est venue à ne commémorer rien d'autre qu'elle-même, au plan esthétique, elle n'en est pas moins extrêmement bavarde, au plan idéologique, ressassant par sa seule présence spectaculaire le même credo, à savoir la croyance en la pérennité de la libre entreprise. Plus que les logos publicitaires plus ou moins discrets inscrits sur leurs façades ou apposés sur leurs toits, c'est l'architecture même des immeubles édifiés à l'initiative des firmes industrielles, des holdings financières ou des groupes multimédias qui est chargée de donner au temps présent colonisé par la marchandise un air d'éternité. Dans ce monde dont ils se sont rendus maîtres, les global leaders se sentent, à juste titre, comme chez eux, s'appropriant l'espace urbain comme le reste, avec la suffisance et l'arrogance de gens à qui rien ne saurait être refusé.

Pour immortaliser sa « réussite » en jouant les mécènes de l'art contemporain, le milliardaire François Pinault a ainsi jeté son dévolu sur l'île Seguin, à la périphérie de Paris. Cet accaparement est lui aussi, des plus symboliques, comme n'ont pas manqué de le souligner, pour s'en féliciter, des « critiques » prosternés. En acquérant une partie des terrains des anciennes usines Renault à Boulogne-Billancourt pour y installer un musée qui porterait son nom, le propriétaire, entre autres, de la FNAC, du Printemps, de la Redoute et de Christie's entend bien confirmer que l'ère « postindustrielle » a définitivement supplanté l'ère industrielle, l'âge de la « communication » celui de la production. Entre la fondation François Pinault et la « refondation » idéologique de l'exploitation proposée par Ernest-Antoine Sellière, porte-parole du patronat français, le lien est aisé à l'établir: elles signent toutes deux la victoire, décrétée définitive, des bourgeois sur les prolétaires.

Voici, en tout cas, l'ex « forteresse ouvrière » définitivement investie par le capital pour être métamorphosée en temple de la culture « moderne » ou « postmoderne ». « Quand Billancourt éternue, la France s'enrhume » avait-on coutume de dire, depuis le Front populaire, lorsque les ouvriers parisiens de chez Renault se mettaient en grève. Va-t-il falloir maintenant, lors de quelque « performance » sponsorisée, crier « Billancourt-Beaubourg: même combat » ? Et signifier par là que les avant-gardes artistiques et autres révolutions esthétiques auront enfin trouvé la place qui leur revient à l'ère de la posthistoire : au musée. Protecteur des artistes dont il aura parfois contribué à la renommée, François Pinault fait partie de ces patrons munificents qui cherchent à coups d' « événements » artistiques, à faire oublier qu'aux yeux des travailleurs, ils restent plus que jamais des exploiteurs, comme ont pu le manifester les jeunes grévistes de la FNAC, au printemps 2002. De même, les héritiers de la famille Agnelli font-ils se pâmer d'admiration une certaine « critique » architecturale devant la « mue spectaculaire » de l'ancienne usine du Lingotto, à Turin, brillamment reconvertie par l'architecte Renzo Piano en cathédrale des arts, des loisirs et de l'innovation.

Un « événement » qui relègue à l'arrière-plan une réalité des plus banales : le licenciement à jets continus de dizaines de milliers d'ouvriers devenus inutiles, depuis que les patrons de la firme ont décidé de se tourner vers des activités plus lucratives que la fabrication d'automobiles. On pourrait encore mentionner, dans la même lignée, Bernard Arnault, le rival en mécénat culturel de François Pinault. Le président du groupe LVMH fit beaucoup jaser dans la haute société new-yorkaise en confiant à l'architecte Christian de Portzamparc la confection d'un gratte-ciel « décoiffant » pour abriter le siège social de son holding à Manhattan. Silence persistant, en revanche, sur les conditions de travail des petites mains « délocalisées » attelées à la confection des articles de luxe de la maison Vuitton.

Une histoire écrite d'avance

On pourrait trouver une objection à l'hypothèse qui sous-tend notre propos, selon laquelle la multiplication des « grands projets » monumentaux ne serait que l'un des substituts à la disparition des grands projets de société. Elle reviendrait, en effet, à méconnaître l'ambition grandiose qui subsiste, du moins, de ce côté-ci de l'Atlantique : l'Europe. De fait, l'unification européenne recueille, dans notre pays, la presque totalité des suffrages de ce qu'il est convenu d'appeler depuis quelque temps la « France d'en haut ». À écouter ses divers représentants, à qui les moyens de se faire entendre ne font jamais défaut, le « projet européen », déjà largement en voie de réalisation, est capable à lui seul de pourvoir à la « perte des repères » et à « la quête de sens » qui plongent la « France d'en bas » dans le désarroi sinon la désespérance. Si « événement historique » majeur, il y a, de nos jours, c'est bien celui-là. Sa force de propulsion est telle que chaque pas en avant dans l'unification européenne doit être lui-même accueilli comme un « événement ».

Ce que feignent d'oublier, toutefois, les coryphées attitrés et titrés de l'Europe unie, c'est tout simplement que ledit événement s'inscrit précisément, parce qu'il en est à la fois, le producteur et le produit, dans cette histoire sans fin écrite d'avance qui n'a plus besoin d'être monumentalisée. Ce n'est tout de même pas par inadvertance que l'on a, pendant quelque temps, officiellement célébré la-dite construction comme celle d'un « grand marché ». La grandeur du « projet européen » semble, malheureusement, avoir échappé aux petites gens. Loin de susciter de leur part une adhésion pleine et entière, il ne rencontre qu'indifférence ou réticence, quand ce n'est pas une franche hostilité. Pour nombre de commentateurs autorisés, un « déficit de communication » expliquerait en grande partie ce manque d'enthousiasme populaire à l'égard d'un « pari » qui devrait galvaniser les esprits épris d'aventure et de risque. D'où un surcroît d'efforts propagandistiques pour en glorifier le Nom. Comme aucun support ne saurait être délaissé, l'espace urbain est lui aussi mis à contribution.

On ne compte plus les avenues, boulevards, ponts, esplanades, maisons, hôtels, palais des congrès « de I'Europe ». Bien entendu cette glorification urbaine passe aussi par la réalisation de bâtiments somptueux et dispendieux pour héberger l'eurocratie (Commission, Cour de Justice, Parlement, etc.) Est-ce parce qu'elle ne fait que monumentaliser un avenir rédigé au présent dont il constitue l'interminable prolongement ? L'architecture des institutions européennes souffre, en tout cas, d'un évident « déficit » d'inspiration, à l'image des étranges constructions qui ornent les billets de la monnaie unique. Ces emblèmes frisent, en effet l'absurdité: les ponts ne vont nulle part, les fenêtres sont aveugles, les portes n'ouvrent sur aucune façade réelle. Faut-il y déceler l'empreinte de l'univers virtuel propre à un imaginaire lui aussi « financiarisé » ? Ne serait-ce pas plutôt l'expression symbolique, en forme de lapsus, d'une voie qui conduit à une impasse ?

Afin de donner un caractère plus concret à une entité qui demeurait abstraite aux yeux de la majorité des citoyens européens, on a donc fait appel à l'architecture. La « construction européenne » doit, en ce cas, être prise au pied de la lettre. Pour abriter ses institutions, quelques édifices aussi coûteux que prestigieux sont déjà sortis de terre. A commencer par celui du Parlement européen à Strasbourg. Chambre d'enregistrement de décisions prises ailleurs, chambre d'écho, aussi, de débats oiseux, censée attester de la compatibilité de la démocratie avec la ploutocratie, il fallait évidemment, pour faire croire à l'importance politique de ce qui n'est, après tout qu'un parlement croupion, inscrire le rôle clef prêté à cette assemblée dans la pierre, le béton et le verre. D'où cette énorme et disgracieuse bâtisse amarrée non loin du Rhin que des touristes viennent visiter en troupeaux, quand ils n'ont rien d'autre à faire. Ils en repartiront peut-être persuadés que la « construction européenne » n'est pas un vain mot. Ajoutons qu'en raison du mode de fonctionnement kafkaïen du Parlement européen, ces visiteurs sont souvent plus nombreux à fréquenter le bâtiment que les député élus pour y faire de la figuration ! Autrement dit, cet édifice, dont la présence, à Strasbourg ou ailleurs - songeons à son double bruxellois, bâtisse rébarbative résolument inesthétique -, qui ne pouvait, de toute manière, constituer un quelconque événement historique, n'est même pas parvenu, à la différence, par exemple, du Reichstag berlinois où affluent les curieux avides de voir leurs représentants en représentation, à constituer un « événement », au sens médiatique du terme.

Une démolition monumentale

Est-ce à dire, en fin de compte, que le destin du monument-message est définitivement scellé, que le monumental, à savoir la prolifération des monuments-événements, l'a tué ? Ou qu'il faut comme le suggère Régis Debray, attendre un « retour à une civilité de bon aloi et juste taille », situation plus « propice à l'érection monumentale » ? Ou encore compter, toujours selon le philosophe, sur l'avènement d' « un authentique régime de liberté » qui nous donnerait la possibilité et surtout l'envie d'inventer « d'autres monuments 11 » ?

Déjà improbables quand elles furent envisagées, ces éventualités, le paraissent plus encore aujourd'hui. Car ce qui passait pour appartenir à une époque révolue, ce que l'on décrétait relever désormais de l'impossible et de l'inimaginable a fait entretemps un retour brutal et spectaculaire, Fort de la déliquescence du mouvement ouvrier et des désillusions du socialisme réellement inexistant, l'« Occident » avait cru s'être définitivement libéré de la contradiction, du conflit, de la lutte, du dissensus. Or, en frappant de plein fouet les tours jumelles du World Trade Center avec le bâtiment du Pentagone en prime, les terroristes islamistes ont infligé la preuve en actes du contraire.

Beaucoup a été dit ou écrit sur le caractère symbolique des cibles choisies. Signalons seulement, pour nous en tenir à notre problématique, que les Twin Towers appartenaient bel et bien à la catégorie des monuments-événements. Contrairement à ce qu'une foule de commentateurs s'emploie à faire croire depuis leur destruction, elles n'avaient pas été édifiées pour délivrer un message quelconque adressé à la postérité. Certes, leur concepteur, l'architecte japonais Miruno Yamasaki, avait déclaré vouloir faire d'elles des « symboles de paix ». Un voeu pieux des plus convenus, en phase, il est vrai, avec la profession de foi du commanditaire de l'opération, un Rockfeller. N'avait-il pas repris à son compte, en effet, l'antienne selon laquelle « le commerce contribue au rapprochement entre les hommes » ? C'était, évidemment, bien avant Seattle. De quelle paix pouvait-il bien s'agir, en tout cas, pour le milliardaire qui avait fait ériger le WTC ou pour les traders-brokers et autres businessmen qui s'y affairaient ?

Engagés dans une « guerre économique » sans trêve ni merci, à l'instar des dizaines de milliers de « cols blancs » qui pullulent dans Wall Street et aux alentours, peu leur importait la « paix universelle » si elle ne leur rapportait pas de meilleurs profits. Il est vrai que « c'est toujours avec des termes infantiles que l'on emmaillote, chez nous,le nihilisme de la compétition 12. »

Nombre des confrères nord-américains de l'architecte nippon admettaient en privé que les tours jumelles étaient le produit d'une conception déjà dépassée à l'époque où elles furent mises en chantier - 1966-1967 -, tant au plan constructif et fonctionnel qu'au plan emblématique qui nous intéresse ici. Sans doute les gratte-ciel ont-ils, dès l'origine, incarné avec hauteur l'arrogance du monde des affaires. Sans parler du lien, maintes fois rappelé avant le 11 septembre, entre leur élévation et l'évolution du capitalisme : accélération de la concentration financière et industrielle, taylorisation de l'organisation du travail dans les bureaux, spéculation immobilière effrénée, rentabilisation maximale des programmes immobiliers. Mais leur édification aux États-Unis contribuait aussi et peut-être d'abord, au moins dans un premier temps, à écrire l'histoire de ce pays - ou à la réécrire – à l'image d'une société nouvelle en plein essor et en hommage à celle-ci. Audace, verticalité, performance : autant de qualités qui entretenaient, certes, le fantasme frès peu démocratique de l'accès au pouvoir localisé au sommet, mais également l'idée que l'avenir était encore à conquérir. Le World Trade Center appartenait, en revanche, à l'époque suivante, qui est encore la nôtre, où l'on en vient à « édifier des tours dont l'excès ne dialogue plus qu'avec d'autres surenchères architecturales, ainsi qu'avec ces prétentions au dépassement dont notre société est si prodigue sur tous les plans 13 ».

Qu'apprenait-on sur le compte des Twin Towers dans les guides touristiques ? Qu'il s'agissait, tout d'abord, d'une « énorme opération », d'une « fabuleuse réalisation ». Suivaient des chiffres : dates de mises en chantier et d'achèvement, nombre d'étages, quantité de mètres carrés construits, longueur d'acier coulé, vitesse des ascenseurs... et, bien sûr, montant des sommes investies. Puis, venait l'inévitable comparaison avec la hauteur des bâtiments concurrents, à New York, aux Etats-Unis et à l'étranger. Ensuite, quelques lignes sur ce à quoi et à qui servait le WTC : il était, selon une formulation qui faisait recette, les « Nations unies des affaires ». Succédaient alors quelques variations esthétisantes autour de la « silhouette élancée » des deux volumes qui venaient « compléter harmonieusement la skyline de Manhattan », avant que l'on ne termine en beauté avec le « merveilleux panorama » depuis le restaurant Fenêtres sur le monde - au 107e étage de l'un des immeubles -, un monde réduit, comme il se doit, à « toute l'agglomération urbaine de New York ».


Rien dans tout cela n'était de nature à indiquer que l'on se trouvât en présence d'un véritable monument. Une impression confirmée, de manière involontaire, par le biographe des Twin Towers, Éric Darton. Cet universitaire « spécialiste des médias », disait les avoir « étudiées comme objet de communication, comme symboles » 14. Il ne trouvera pourtant rien d'autre à dire, après leur disparition, sinon qu' « elles étaient, à un degré proprement effrayant une forme parfaite », des « signes tellement chargés de sens qu'aucun discours sur elles ne trouvait sa place 15 ». Et pour cause ! Ces deux tours comptaient au nombre de ces édifices que leurs maîtres d'oeuvre se plaisent à présenter comme des « signaux » urbains, des « signes forts » sans daigner s'expliquer sur ce qu'ils sont censés signifier. Comme tant d'autres bâtiments à vocation monumentale érigés de nos jours, les « tours jumelles » n'étaient là, si on laisse de côte leur fonctionnalité, d'ailleurs assez surfaite, que pour faire sensation. Autrement dit, l'« événement » c'était elles.

Les Twin Towers, cependant, n'étaient pas que ces modèles de gigantisme puéril et impérial symbolisant la morgue et l'inconscience d'une superpuissance sûre d'elle-même, qui faisaient d'elles une cible toute désignée. Elles étaient surtout, comme tous ces immeubles dits « de grande hauteur » dont l'importance physique va de pair avec la vacuité symbolique, des métaphores de l'avenir tel que « l'Occident », et pas seulement les Etats-Unis, le veut et l'idéalise : vitrifié dans sa ressemblance au présent. Or, personne ne semble s'être avisé jusqu'ici de ce que cela implique, y compris et en premier lieu parmi ceux qui voulaient en finir avec Ground Zero.

Cette appellation n'a guère suscité d'interrogations. Elle aurait pourtant dû. Sans doute évoquait-elle l'idée d'un anéantissement total couplée à celle d'un indispensable recommencement. Un accouplement qui ne pouvait qu'engendrer la polémique entre les « mémorialistes », qui accordent la priorité au souvenir, et les « constructivistes » tournés d'abord vers l'avenir. Faux débat, en réalité, entre gens d'accord sur le fond. Loin de s'opposer, en effet, comme par le passé, « souvenir » et « avenir » sont tous deux indexés, aujourd'hui, à cette temporalité nouvelle qui paralyse et sacralise l'imaginaire de nos contemporains. Celle où, entre un passé qui a cesse d'être pourvoyeur de sens et un avenir qui n'est plus pensable autrement que sous la forme de la poursuite aveugle des transformations technico-informationnelles, ils en sont réduits à rêver d'un présent éternisé. Aux États-Unis, les uns veulent seulement que l'on garde en mémoire le bref moment où ce rêve fut interrompu, avec l'espoir que cela ne se reproduira plus. Les autres veulent tout bonnement continuer à faire comme si de rien était. Mais tous demeurent plus persuadés que jamais qu'ils ont le présent devant eux. C'est bien cette conviction qui, par exemple, animait le philosophe étasunien David Granger, rédacteur en chef du mensuel Esquire, lorsqu'il rappelait aux « mémorialistes », tentés par la culture du deuil et le repliement sur soi, que « la force naît du mandat que l'on s'impose de changer, de faire plus et de faire mieux 16 ». En somme, dans le domaine architectural comme dans les autres, mais dans ce domaine plus encore que dans les autres, il ne s'agit que d'aller plus loin. Sans avoir à se préoccuper de savoir où l'on va puisque l'on y est déjà.

Il est difficile de faire sienne, par conséquent, l'interprétation, séduisante au premier abord, selon laquelle l'effondrement des deux tours aurait entraîné celui du « grand récit américain », »ruinant la compétence fictionnelle du pouvoir en place 17 ». C'est là oublier ce que le-dit « récit » était devenu non plus la saga épique, « effondrée » depuis belle lurette, de la naissance puis de la croissance d'une jeune nation, mais une série de « petits récits » sans autre perspective que la réitération du même, sur le modèle des séries télévisées made in US1 fonctionnant en boucle avec leurs incessants « rebondissements ». Ce n'est pas d'aujourd'hui ni même d'hier, en effet, que le Président des Etats-Unis « ne sait plus rien de I'Histoire (History) » 18, et que, « sous son regard, tout se transforme en anecdote (story) », avec les bad guys caricaturaux habituels, ennemis publics du moment diabolisés à souhait. Clinton avait Milosevic, Bush senior - déjà - Saddam Hussein, Reagan, Khomeiny ou Khadafi, etc. Et voilà que sous l'égide d'un « milliardaire saoudien » dont on se garde de claironner qu'il est d'abord un ancien collaborateur de la CIA, auxiliaire efficace de l' « Empire du bien » dans la lutte anticommuniste, la partie islamisée d'un monde que l'on croyait enfin « globalisé » est devenue, comme dans les jeux vidéo ou les bandes dessinées, « la planète rouge en colère qui envoie ses monstres vivre parmi nous pour nous tuer ».

On comprend, dès lors, le mal de chien que se donnent maintenant tous ceux qui, aux Etats-Unis ou dans les dépendances de l'Empire, s'échinent à imaginer par quel autre monument d'inanité l'on remplacera le WTC. « Le sens de notre travail, c'est de faire avancer l'humanité », déclarait doctement Peter Eisenman, star internationale de l'architecture. Sans, bien sûr, s'attarder à préciser dans quelle direction, lui et ses collègues, étaient censés la faire aller 20. « Ce fut un événement médiatique tellement fort », ajoutait l'architecte, attelé, lui aussi, à l'élaboration d'un projet de mémorial, « qu'il nous oblige à repenser toute la question de l'image et de la représentation ». Une prise de position parfaitement conforme à ce qu'énonce la doxa posthistorique : il n'est, de nos jours, d'événement que « médiatique ». Ces prémices une fois posées, la suite allait de soi. Comment après cela concevoir encore des symboles forts ? », questionnait Eisenman, pour avouer aussitôt, faussement modeste : « J'ai la question. Je n'ai pas la réponse ». Il n'envisageait pas un instant que sa « question » puisse n'être qu'un faux problème, corollaire logique d'une interrogation non formulée. Quelles valeurs, autres que marchandes, lesdits symboles, aussi « forts » soient-ils, pourraient-ils bien devoir incarner ?

Analysant l'impact urbanistique et architectural de la montée apparemment irrépressible du sécuritarisme comme idéologie dominante à l'échelle planétaire, le sociologue Mike Davis concluait que la « mondialisation de la peur », encore accrue depuis le déclenchement de la « lutte contre le terrorisme », était « devenue une prophétie autoréalisante ». On pourrait donc suggérer, en attendant mieux, à Peter Eisenman et à ses confrères, ainsi qu'aux sociologues, anthropologues et autres sémiologues en quête de « symbole fort » pour remplacer les Twin Towers de plancher sur quelque chose comme l' « image » d'un gigantesque bunker.

De par son caractère pléonastique, l'expression « événement médiatique », semble, en tout cas, pleinement confirmer l'appréciation du sociologue Patrick Champagne, selon laquelle « ce que l'on appelle un événement n'est, en définitive, que le résultat de la mobilisation - qui peut être spontanée ou provoquée - des médias autour de quelque chose qu'ils s'accordent, pour un certain temps, à considérer comme un événement ». Reste à savoir, toutefois, s'il en va toujours ainsi, s'il n'est pas des situations où les médias ne maîtrisent pas, comme on dit, l'événement. Or, cela semble bien avoir été le cas au cours des attentats du 11 septembre et des premières heures qui ont suivi, comme en témoigne l' « effet de sidération », tant de fois décrit, qu'ils ont provoqué sur les esprits, y compris de ceux qui, d'ordinaire jamais pris au dépourvu, sont passés maîtres dans l'art de conditionner et contrôler ceux des autres.

Laissons le mot de la fin à un citoyen étasunien qui n'est ni architecte, ni sociologue, ni journaliste ni politicien, mais cinéaste. Pour avoir inséré quelques plans tournés du haut de l'une des tours du WTC dans une fiction apocalyptique - New York 1997 – sur le sombre futur qu'il prédisait à une ville alors en pleine déshérence, avant que le maire, Rudolph Giuliani, entreprenne de la « nettoyer » de ses indésirables, il ne pouvait qu'être « secoué », comme beaucoup de ses compatriotes. Mais, à la différence de ces derniers, sans perdre la tête pour autant. « Aujourd'hui, New York a bien changé. C'est devenu Disney, le capitalisme sans frontières », confiait le réalisateur John Carpenter, peu après le 11 septembre 2001. « Ceux qui ont perpétré ces attentats ont créé un concept foudroyant et ultramoderne avec les armes les plus prosaïques qui soient: c'est une sorte de retour de bâton de notre capitalisme ». On aura compris que ce « concept » n'est autre que celui désignant un type de phénomène contre lequel « notre capitalisme » croyait s'être définitivement prémuni : un événement. Sans guillemets, cette fois. Autant dire que l'histoire est, elle aussi, de retour, même si l'on eût préféré qu'elle le fût parée d'autres atours.


Jean-Pierre Garnier
Du monument comme « événement »

L'Harmattan | L'Homme et la société | 2002

NOTES

1. Pierre-André Taguieff. L' Effacement de l'avenir. Éd. Galilée, 2000.
2. Régis Debray, Trace, forme ou message ?, Les Cahiers de médiologie, n° 7, 1999.
3. Ibidem.
4. Bertrand Delanoë, entretien, Télérama, octobre 2002.
5. Ibidem.
6. Noam Chomski, Deux heures de lucidité, Éd. Les arènes, 2001.
7. Michèle Champenois, Le Monde, juillet, 1999
8. Entretien Le Monde, 22 septembre 1982.
9. Emmanuel de Roux, Le Monde,13 juillet 1989.
10. Régis Debray, art. Cit.
11 . Régis Debray, art. cit.
12. Philippe Mune,Chers Djiladistes, Paris, Mille et une nuits, 2002.
13. Philippe Mune,Chers Djiladistes.
14. Le Monde, 11 septembre 2002.
15.Ibidem.
16. Le Monde, 11 octobre 2002.
17. Christian Salmon, Le récit s'est arrêté à Ground zéro, Libération, 24 décembre 2001.
18. Ibidem.
19. Mike Davis, New York in Flames, New Left Review, no 12, 2001
20 Libération, 7-8 septembre 2002.
21. Ibidem
22. Mike Davis, at. cit.
23. Patrick Chanpagne, « La vision médiatique », in Pierre Bourdieu, La Misère du monde. Paris, Seuil, 1993.
24. Entretien Télérama, novembre 2002.

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